Par Antoine Charbonneau-Demers
Le domaine culturel (lecture, théâtre, cinéma, informations, philosophie) tient dans votre vie :
☑a – une place très limitée,
☐b – une place essentielle,
☐c – une place accessoire.
J’ai trouvé ce livre au terminus d’autobus de Rouyn-Noranda lors de mon dernier voyage en Abitibi, au mois de juillet dernier, dans un présentoir de livres gratuits pour les voyageurs. Réussir dans la vie : tests psychologiquesde Tara Depré et Paul Perez est un livre publié en 1989 qui promet d’aider à « remodeler cette image que les autres se font de vous. » La couverture me fait penser à l’esthétique d’un livre de mathématiques en secondaire quatre qui sentait la bouffe à chien. Je pensais que c’était le livre, mais finalement, c’était le garçon assis à côté de moi.
En l’ouvrant, j’ai remarqué que tous les tests avaient été complétés, toutes les petites cases ont été cochées.
Quelqu’un s’est débarrassé de ses vieux livres dans un déménagement quelconque sans savoir que l’un d’eux comportait un paquet d’informations sur lui, sans même pouvoir se relire, trente ans plus tard, pour voir si, finalement, il avait réussi à « remodeler cette image que les autres se font de vous. »
Cette personne vient peut-être de l’Abitibi, peut-être pas, mais elle y est passée. Si ça se trouve, cette personne est morte comme j’imagine que tout le monde dont on s’amuse à retrouver la trace est déjà mort. Depuis que ma mère est morte l’hiver dernier, tout le monde meurt bientôt. À vingt-quatre ans, on complète une série de tests pour réussir dans la vie, et moins de trente ans plus tard, on est déjà mort et on n’a jamais vraiment pris le temps de « remodeler cette image que les autres se font de vous » et vos enfants n’arrivent même pas à « remodeler cette image que les autres se font de vous » dans un rond flou sur le site web d’une maison funéraire.
Parler de l’Abitibi, c’est évoquer des fantômes, maintenant.
Qui est cette personne qui a voulu remodeler cette image que les autres se font d’elle ?
Elle s’est prêtée à l’exercice il y a trente ans, elle est peut-être morte, elle est peut-être ma mère elle-même, mais elle assistera peut-être aussi, toute vivante et inconnue, au Festival de Musique Émergente, un festival auquel elle n’assiste pas depuis des années, parce que, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que le domaine culturel tient dans sa vie « une place très limitée ».
Je l’imagine chez elle, chaque année, prise au dépourvu : elle a manqué la date pour les passeports, plus de billets, c’est pas grave, il paraît qu’il y a des shows gratuits, je vais traîner à Noranda, je vais rencontrer du monde, la ville est animée de toute façon, je vais juste me promener pis je vais voir, c’est sûr que le jour même, je vais me décider, je vais être surpris·e, je vais… Mais j’ai mal au genou, au dos, j’ai un souper à faire, je veux réussir dans la vie. Et cette personne, peut-être, pleure chaque année à la même période.
Je fais pareil. Cette année, j’ai pleuré parce que je ne suis pas allé au Festival Mode&Design, je pleure chaque année parce que je ne vais jamais au FTA, je pleure chaque année parce que je trouve que tous les gais profitent mieux que moi de la Pride, parce qu’au jour de l’an, je ne suis jamais avec la bonne famille, les bons amis, parce que quand on va à New York, on perd notre temps, on ne fait rien, on a même refusé une invitation pour aller à un party. Parce que je suis toujours trop saoul pour l’ampleur d’un événement, ou pas assez, et tout le monde hurle de plaisir.
Je dis que je pleure, mais ce sont de très petites larmes, voire des larmes sèches. Des larmes de colère, alors que je me dis : je suis misérable. Je suis, moi aussi, cette personne qui répond à des tests psychologiques et qui, sans s’en rendre compte, manque tout. Et pour une grande partie du monde, c’est aussi ça, les festivals : des larmes de culpabilité, des larmes qui font du bruit en coulant, des murmures salés entre les dents : « tout le monde profite de ce qui ne dure pas, et moi, je coupe des carottes parce qu’il faut bien manger, et si je sors, je serai seul·e, et je ne sais pas quoi me mettre sur le dos, j’aurais dû y penser avant, m’acheter les vêtements que j’imagine, mais il aurait fallu que je les commande il y a deux semaines au moins. Je vais rester chez moi. »
La personne que je cherche restera peut-être chez elle et je ne la croiserai peut-être pas, mais si par chance, elle lit ce billet, je voudrais qu’elle m’écrive ; j’irais prendre un verre avec.
Si ça se trouve, je la connais. Si ça se trouve, c’est aussi celle qui se taille une place au premier rang de chaque spectacle, c’est celle à qui on tend le micro pour qu’elle chante un petit bout, celle qui hurle, celle qui vomit, celle qu’on retrouve couchée dans les toilettes du Morrasse, celle qui vit plus intensément que tout le monde, celle qui, trente ans plus tard, se laisse encore guider par les précieux conseils de Réussir dans la vie.
Je suis au FME pour la trouver.
Ma maman avait ce livre quand j’étais jeune et je lui avais pris, pour voir. J’avais 13-15 ans. Je ne le trouve plus!